Fertiles en surprises et émotions de toutes sortes, les réunions du boulevard Lannes furent aussi le théâtre d'événements mémorables. Comme ce beau soir où nous vîmes apparaître Michel Dumont, auteur compositeur déjà réputé pour les succès qu'il avait composés pour des artistes aussi divers que Tino Rossi, Sacha Distel ou Luis Mariano. En dépit de sa curiosité naturelle et du flair qu'elle avait pour dénicher les chansons qui convenaient pleinement à sa personnalité et à son répertoire, Édith n'avait jamais porté une réelle attention à son travail. Ou plutôt s'était convaincue - pour quelle raison secrète ? - que ce compositeur ne lui serait jamais d'aucune utilité. Pis même : elle manifestait à son égard une réelle aversion dont nul ne connut jamais la raison. Quoi qu'il en soit, en cette période où Édith s'apprêtait à remonter sur scène et se devait de renouveler son répertoire, une rencontre avec Charles Dumont s'imposait. C'est du moins ce que pensait le parolier Michel Vaucaire qui, bravant l'interdit tacite édicté par Édith, trouva le moyen d'introduire Dumont boulevard Lannes. Piégée, Édith accepta - mais avec quelle mauvaise grâce - d'écouter l'une de ses chansons. " Mais une seule " avait-elle ajouté d'un ton acide propre à décourager les meilleures intentions. Charles Dumont opina de la tête, s'assit au piano sans aucun enthousiasme et commença à fredonner les premières paroles de la chanson qu'il venait d'achever avec son complice Vaucaire. Au fil des couplets, le visage d'Édith changea d'expression. De distraite, elle devint attentive, jusqu'à atteindre un véritable état de concentration. Puis la voix se tut dans l'écho des dernières notes du piano. Un silence parfait amidonnait la pièce. Charles Dumont regardait Michel Vaucaire dans un long échange qui ressemblait à un point d'interrogation. Les autres membres de la bande se taisaient également, suspendus à la décision d'Édith qui finit par lâcher un lapidaire :
- Rejouez-moi ça.
Charles Dumont jeta un regard interrogatif alentour, regard qui resta sans réponse, et, sans trop comprendre ce qui se passait, reprit l'intégralité de sa chanson.
Le verdict tomba dès qu'il eut achevé sa seconde prestation :
- Cette chanson est parfaite. Je la prends. "
Charles Dumont n'en revenait pas. Michel Vaucaire savourait " sa " victoire. Pourtant, l'un et l'autre n'étaient pas au bout de leurs peines. Malgré l'heure tardive, ils n'étaient pas prêts de se coucher. Comme toujours lorsqu'elle était saisie d'enthousiasme, Édith voulut - que dis-je " voulut " : exigea - que d'autres de ses proches entendent cette chanson. Sûre de son fait, elle avait néanmoins besoin d'une " confirmation ". Elle envoya donc quérir Marguerite Monnot qui s'était momentanément exilée dans la cuisine.
- Écoute ça, ma petite, et dis-moi ce que tu en penses. "
Pour la troisième fois, Charles Dumont reprit la chanson pour laquelle il obtint, cette fois, les bravos de Marguerite. De gagnée, la partie devenait un triomphe.
Piaf se tourna alors vers sa secrétaire :
- Faites venir Barrier. Tout de suite.
- Mais... vous avez vu l'heure ?
- On s'en fiche de l'heure. Appelez-le. Qu'il vienne.
Une demi-heure plus tard, Louis Barrier faisait son apparition, l'oeil lourd et le teint blême.
Et Charles Dumont reprit sa " rengaine " avec le même résultat.
Le cortège d'auditeurs se poursuivit ainsi sans relâche jusqu'à ce que Dumont, à bout de forces, " jette l'éponge ", au grand dam d'Édith qui espérait manifestement le garder plus longtemps.
Quant à nous qui restâmes, nous fûmes témoins d'un véritable miracle. Littéralement " dopée " par le cadeau inestimable que Vaucaire et Dumont venaient de lui faire, Édith avait retrouvé toute sa superbe. Son oeil brillait, sa voix avait retrouvé toute son assurance et l'on sentait que cette chanson signait pour elle plus qu'un espoir : la certitude d'un recommencement. Oui, elle allait remonter sur les planches en dépit de son immense fatigue ; oui, elle allait pouvoir repartir à la conquête d'un public qui n'attendait qu'elle. Oui, elle allait faire un pied de nez au sort qui s'acharnait sur elle depuis si longtemps. Mieux encore : cette chanson ne serait pas unique, il y en aurait d'autres. Édith pourrait ainsi renouveler de fond en comble son tour de chant. Édith pourrait clamer :
- " Non, rien de rien,
Non, je ne regrette rien... "
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